27. Les emprunts et leur role dans l`enrichissement du vocabulaire.
Outre les sources internes, telles que l'évolution sémantique et la formation des mots et de leurs équivalents, le français possède, comme toute autre langue, une source externe de l'enrichissement du vocabulaire - l'emprunt aux autres idiomes.
C'est à juste raison que dans son œuvre capitale sur l'emprunt linguistique L. Deroy remarque qu' « on ne peut logiquement qualifier d'emprunts dans une langue donnée que des éléments qui y ont pénétré après la date plus ou moins précise marquant conventionnellement le début de cette langue ». Le français a réellement fait des emprunts seulement après s'être' affranchi des caractères essentiels du latin, après avoir acquis les traits fondamentaux d'une langue romane particulière. C'est pourquoi il est incorrect de considérer comme emprunts proprement dits les mots d'origine celtique (par ex : bouleau, bec. tonneau, etc.) et germanique (par ex. :jardin, fauteuil, gare, etc ) introduits à l'époque de la formation du français en tant que langue indépendante. L'emprunt à proprement parler se fait à un idiome foncièrement différent de la langue emprunteuse. En ce sens il est abusif de parler d'emprunts faits par le français à l'argot ou à des terminologies diverses, car l'argot et les nombreuses terminologies sont autant de rejetons du français commun. Il est difficile pour la même raison de qualifier de véritables emprunts les mots dialectaux qui ont pénétré dans le vocabulaire commun, les dialectes étant aussi des variétés de la langue française nationale'.
Donc, nous appellerons « emprunts » uniquement les vocables (mots et locutions) et les éléments de mots (sémantiques ou formels) pris par le français à des langues étrangères ainsi qu'aux langues des minorités nationales (basque, breton, flamand) habitant le territoire de la France. On emprunte non seulement des mots entiers quoique ces derniers soient les plus fréquents. Les significations, les traits morphologiques et syntaxiques sont aussi empruntables. C'est ainsi que l'acception récente du verbe français réaliser « concevoir, se rendre compte » est un emprunt sémantique fait à l'anglais. Croissant (de boulanger) et lecteur (de l'Université) sont des emprunts sémantiques venus de l'allemand. Créature a pris à l'italien le sens de « protégé, favori ». (« C'est une créature du dictateur »).
Une façon toute particulière d'emprunter est celle d'adopter non seulement la signification, mais aussi la « forme interne » du vocable étranger. Ce type d'emprunt est appelé « calque ». En guise d'exemple signalons surhomme modelé sur l'allemand Ûbermensch ; franc-maçon et bas-bleu reproduisant les formations anglaises free-mason et blue-stocking ; ; gratte-ciel correspond à l'anglo-américain sky-scraper. Les locutions marée noire, plein emploi sont calquées sur des tours anglais black tide et full employment.
Les éléments morphologiques sont introduits dans la langue par l'intermédiaire d'une série de mots d'emprunt comportant ces éléments. Le suffixe -ade, avant de devenir un suffixe français faisait partie de nombreux substantifs pris à d'autres langues romanes. Les suffixes -esque et
-issime sont venus par le biais d'italianismes. C'est par le truchement d'une multitude d'emprunts faits au latin que le suffixe -ation a pris racine en français ; -isme y a été introduit à la suite de la pénétration de nombreux mots latins formés avec ce suffixe de provenance grecque.
Il est possible d'emprunter non seulement des éléments significatifs, mais aussi des sons ou des combinaisons de sons. Pour ce qui est du français c'est le cas du léger « coup de glotte » introduit avec les mots d'origine germanique et rendu graphiquement par le h dit aspiré : hache, hareng, haricot, héros, hors-d"œuvre, etc.
Si la langue s'oppose à l'intégration des sons étrangers, elle accueille plus facilement les nouvelles combinaisons ou positions de sons existants. Ainsi, par exemple, les combinaisons [sn], [st], [sk], [sp] impossibles au début des mots en ancien français, ne choquent plus depuis l'adoption de nombreux mots latins les comportant (cf. : stérile, stimuler, statue, spectacle etc.).
L'étude des emprunts révèle nettement le lien existant entre la langue et l'histoire du peuple qui en est le créateur.
Le vocabulaire du français moderne compte un assez grand nombre d'emprunts faits aux idiomes étrangers à des époques différentes.
Chaque période du développement du français est caractérisée par le nombre et la qualité des mots empruntés, ce qui découle des conditions historiques concrètes, du caractère des relations entre le peuple français et les autres peuples.' Parfois l'emprunt est dicté par la mode ou par un snobisme ridicule. Mais, en règle générale, c'est la langue d'un peuple qui, à une époque donnée, a acquis un grand prestige dans l'arène mondiale, une influence économique et culturelle prépondérante qui devient une féconde source d'emprunt. C'est pourquoi les emprunts présentent un grand intérêt non seulement pour le linguiste, mais aussi pour l'historien, en tant que document historique et culturel.
En principe, les emprunts enrichissent la langue qui les accueille.
Il arrive cependant que dans certaines périodes les emprunts deviennent abusifs et, par conséquent, fâcheux. C'est ainsi que la mode des italianismes à la cour royale au XVIe siècle a suscité une réaction légitime de la part des gardiens de la pureté de la langue. L'influence excessive de l'anglais sur le français au XIXe siècle a provoqué pour autant la protestation des hommes de lettres. Plus récemment les défenseurs de la pureté et de l'homogénéité relative de la langue française ont aussi réagi vigoureusement contre la pénétration massive des anglicismes et des américanismes. De nos jours les linguistes continuent à suggérer leurs variantes françaises pour les xénismes anglais. Ainsi on propose parleuse ou diseuse pour speakerine,parc, parcage ou stationnement pour parking, spectacle pour show.
Non seulement l'abondance des xénismes baroques d'origine anglo-américaine mais aussi le recours abusif aux mots et éléments formateurs latins et grecs devient pour les linguistes un sujet d'inquiétude. Un principe fondamental s'impose : quand les emprunts étrangers n'enrichissent guère la langue, quand leur emploi est dicté par la mode ou -, s'ils sont propagés de force, la lutte pour l'indépendance et la pureté de la langue devient indispensable. Les ouvrages lexicographiques proposent des formes françaises ou francisées pour un nombre considérable d'emprunts baroques ; citons les équivalents recommandés pour quelques anglicismes néologiques : cadreur pour cameraman, régulateur pour dispatcher, prêt-a-manger pour fast-food, palmarès pour hit-parade, logiciel et matériel pour software et hardware, baladeur pour walkman. C'est l'usage qui, en définitive, décidera du sort de ces emprunts.
En conclusion on peut affirmer que l'utilisation dans une mesure raisonnable des mots d'emprunt, sans encombrer et affaiblir la langue, contribue à son enrichissement et sa consolidation.