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Jean Bodin, Les six livres de la République, (1583)

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[p. 376]

CHAPITRE VI

S'il est expédient que le Prince juge les sujets, et qu'il se communique souvent à eux

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Les Rois [sont] établis pour juger les sujets. Il semblera peut-être à quelques-uns, que cette question qui n'a point été mise en dispute, ne reçoit aucune doute, qu'il n'est besoin d'y entrer plus avant, attendu que tous les anciens, et sages politiques sont d'accord que les rois ne furent [jamais] établis pour autre chose que pour faire justice, comme disait Hérodote parlant des Mèdes, et Cicéron parlant des Romains ; comme aussi nous lisons que les premiers Rois de la Grèce, Aeacus, Minos et Rhadamante, n'avaient qualité plus honorable que de Juges ; et quoique Homère appelât les Princes pasteurs des peuples, si est-ce que la qualité de juges a continué longtemps après lui en la personne des Princes d'Athènes, qui avaient le gouvernement souverain pour dix ans. Et non seulement les Princes Mèdes, [p. 377] Grecs et Latins, [mais] encore les Capitaines en chef, et qui étaient comme souverains entre les Hébreux, n'avaient autre qualité que de Juges, et lors qu'ils demandèrent un Roi à Samuel [déjà] recru de vieillesse, ils ajoutèrent : Pour nous juger, comme les autres peuples. [Ce] qui montre assez que la principale charge qu'ils avaient, était de faire justice en personne. Et la raison principale qui peut mouvoir les Princes à juger leurs sujets, est l'obligation mutuelle, qui est entre le Prince et les sujets, car tout ainsi que le sujet doit obéissance, aide, et connaissance à son Seigneur, [de même] aussi le Prince doit au sujet justice, garde et protection. Et [il] ne suffit pas qu'il rende justice par autrui, vu que le sujet doit en personne prêter la foi, l'hommage et le service, et que l'obligation est réciproque. Combien qu'il y a moins d'intérêt que le vassal prête la foi et hommage à son Seigneur par procureur, que le seigneur fasse justice par son officier, d'autant que l'obéissance du sujet en ce cas n'est point révoquée en doute. Mais le sujet n'a point de garant que l'officier ne se laisse corrompre par présents : ce que ne ferait pas le Prince, lequel est responsable devant Dieu, auquel il ne peut dire qu'il en a chargé la conscience de ses Juges, car la sienne n'est pas déchargée pour cela.

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Le bien qui revient quand les Princes font justice en personne. Mais en outre, il y a bien grand et notable intérêt, pour la conservation des Républiques, que ceux-là qui tiennent la souveraineté fassent eux-mêmes justice ; c'est à savoir l'union et amitié des Princes avec les sujets, qui ne peut mieux être nourrie et entretenue que par la communication des uns et des autres, [chose] qui se perd, et s'anéantit, quand les Princes ne font rien que par officiers, car il semble aux sujets [qu'ils] les dédaignent et méprisent, chose qui est plus grave que si le Prince leur faisait injustice ; et d'autant plus grave, que la [p. [p. 378] contumélie est plus insupportable que l'injure simple. Et au contraire, quand les sujets voient que leur Prince se présente à eux pour leur faire justice, ils s'en vont à demi contents, [bien] qu'ils n'aient pas ce qu'ils demandent : pour le moins, disent-ils, le Roi a vu notre requête, il a ouï notre différend, il a pris la peine de le juger. Et si les sujets sont vus, ouïs et entendus de leur Roi, il est incroyable combien ils sont ravis d'aise et de plaisir, s'ils ont un Prince tant soit peu vertueux, ou qui ait quelque chose d'amiable en lui.

[J'ajoute] aussi qu'il n'y a moyen plus grand pour autoriser ses Magistrats et officiers, et faire craindre et révérer la justice, que de voir un Roi séant en son trône pour juger. Davantage, les officiers bien souvent font injustice aux sujets, s'arrêtant aux clauses, aux mots, aux syllabes de la loi, qu'ils n'osent franchir étant liés et asservis à [elle] ; et s'ils font conscience de juger selon la loi, il faut qu'ils envoient leurs remontrances aux Princes, et qu'ils attendent les réponses et déclarations des édits, faire selon l'avis des autres officiers, lesquels bien souvent veulent voir au fond du sac. De sorte que plusieurs procès vivent plus longtemps que les parties, et quelquefois demeurent pour jamais pendus au croc : où, si le Prince jugeait, lui qui est la loi vive, et pardessus toutes les lois civiles, étant accompagné de son conseil, il ferait bonne et brève justice, ayant égard au fond, sans beaucoup s'arrêter aux formalités. Aussi par ce moyen les oppositions, appellations, requêtes civiles, évocations, infinité d'arrêts les uns sur les autres, qui rendent les procès immortels, cesseraient, et la justice prendrait son cours sans aucun empêchement. [J'ajoute] aussi que la République serait relevée de grands frais, et gros gages qu'il faut aux Juges, et les particuliers des épices, qui sont après à merveilles, outre les corruptions et présents [p. 379] qu'il faut faire, qui souvent passent les épices ; de sorte que les sujets, au lieu d'avoir bonne et brève justice, que le Prince leur doit, sont contraints le payer comme la chose du monde la plus précieuse, et s'il advient trop souvent que le marchand est payé, et la marchandise qui est livrée ne vaut rien. Encore y a-t-il un point considérable, c'est que les parties quelquefois sont si illustres, qu'ils ne voudraient jamais répondre devant plusieurs juges, qui sont décriés ou pour leur indignité, ou iniquité, ou autre qualité semblable, dont il advient souvent qu'ils vident leurs différends à combats et coups d'épée, où le Prince de sa présence, d'un regard, d'un clin d'œil les mettrait d'accord. Et, quand il n'y aurait autre chose que le Prince faisant justice à ses sujets, s'accoutume lui-même à être juste, droit, et entier ([ce] qui est le plus haut point de félicité qui puisse advenir à une République), [ne] doit-on pas désirer d'une affection ardente, que le Prince ne cesse jamais de faire justice ? Aussi la vraie science du Prince est de juger son peuple : les armes lui sont bien séantes contre l'ennemi, mais la justice lui est nécessaire en tous lieux, et en tous temps. Combien qu'il ne se faut pas tant arrêter aux raisons et arguments, qu'à l'exemple des

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plus sages Princes. Et qui fut [jamais] le Prince pareil à Salomon en sagesse ? Nous lisons toutefois que la seule prière qu'il fit à Dieu fut pour obtenir sagesse, afin de bien juger son peuple : aussi, ses arrêts étaient publiés par toute la terre, avec un étonnement de tous les peuples. Qui fut [jamais] semblable à ce grand Auguste en prudence politique ? Et néanmoins, nous lisons de lui qu'il était sans cesse empêché à juger : et s'il était malade, il se faisait porter en sa litière, pour faire justice ; combien que c'était la vacation ordinaire des Empereurs Romains, qui ont emporté le prix de justice par-dessus tous les Princes de la terre, jusqu'à là [p. 380] qu'il y eut une pauvre vieille, à laquelle l'Empereur Adrien refusa répondre une requête, s'excusant envers elle qu'il n'avait pas loisir : Quittez donc, dit-elle, la charge que vous avez ; à quoi l'Empereur, n'ayant que répondre, s'arrêta pour lui faire justice. Si ce Prince, qui avait un si grand Empire, et enveloppé de tant d'affaires, reconnut l'obligation à laquelle il était tenu, que doivent faire tant de Princes qui ne tiennent que les échantillons de cet Empire-là ? Ne faut-il pas que chacun d'eux en sa personne s'efforce, en son esprit s'étudie, et de tout son pouvoir s'emploie à faire justice ? attendu [de même] qu'il n'y a point, disait Pline le jeune, de plus noble philosophie que [de] traiter les affaires publiques et faire justice, mettant en usage ce que les Philosophes enseignent. Autant peut-on dire des affaires d'état, et à plus forte raison que de la justice, vu que les affaires d'état touchent de plus près au Prince, que la distribution de la justice, de laquelle il se peut aucunement décharger sur les Magistrats, mais non pas des affaires d'état, si ce n'est au hasard d'en être dépouillé : car de parler, voir, ouïr, par la bouche, par les yeux, par les oreilles d'autrui, c'est à faire aux muets, aux aveugles, aux sourds.

Il est nécessaire à un Prince d'entendre aux affaires d'état. Nous avons montré cidessus que cela a tiré après soi la ruine de plusieurs Princes, et le changement de grandes Monarchies. Je dis néanmoins que ces raisons ne sont pas suffisantes pour résoudre cette question, et soutenir que le Prince doit faire justice en personne.

Raisons pour montrer qu'il n'est pas expédient que les Princes jugent en personne.

Bien est-il vrai, que cela serait fort utile, voire nécessaire, si les Princes étaient tels que disait Scylax de ceux des Indes, c'est-à-dire autant différents des autres sujets que les Dieux sont par-dessus les hommes : car il n'y a rien [p. 381] plus beau, ni plus Royal, que [de] voir un Prince faire les exploits de vertu devant son peuple, et de sa bouche blâmer et condamner les méchants, donner louange et loyer aux bons, tenir sages propos et graves discours en public ; car tout ainsi qu'il faut que celui-là soit homme de bien, qui aime les gens de vertu, et hait les méchants, aussi faut-il que celui-ci soit juste Prince et droit, qui juge bien. Mais dirons-nous que les Princes vicieux se doivent mettre en vue du peuple, et communiquer leurs vices aux sujets, car le moindre vice en un Prince, est tout ainsi qu'une rogne en un très beau visage ? et que serait-ce autre chose que mettre en visière au peuple un exemple de vice pour l'attirer, pour l'acheminer, voire pour le forcer d'être méchant ? car il n'y a rien [de] plus naturel que les sujets se conforment aux mœurs, aux faits, aux paroles de leur Prince ; et [il] n'y a geste, action, ni contenance en lui, soit bonne ou mauvaise, qui ne soit remarquée ou contrefaite par ceux-là qui le voient, ayant les yeux, le sens et tous

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leurs esprits tendus à l'imiter. Le sage Hébreu, Platon, Cicéron, Tite-Live, ont laissé à la postérité cette maxime comme une règle infaillible d'état.

L'exemple du souverain guide tout le peuple. Encore Théodoric, Roi des Goths, écrivant au Sénat Romain passe plus outre, usant de ces termes : Facilius est errare naturam, quam dissimilem sui Princeps possit Rempublicam formare. Voilà ses paroles rapportées par Cassiodore, c'est-à-dire, que le cours de nature manquerait plutôt, que le peuple fût autre que les Princes. On a vu le Roi François premier en ce royaume, et Mansor surnommé le Grand Empereur d'Afrique et d'Espagne, qui commencèrent tous deux en divers temps, et en divers lieux, de priser les gens de savoir ; soudain les Princes, la Noblesse, les Ecclésiastiques, le peuple, s'adonnèrent si bien aux sciences, qu'il ne se trouva jamais si grande nombre [p. 382] de savants hommes en toutes langues et en toutes sciences que de leur temps. Il faut donc, puisque les Princes sont les vrais portraits des sujets, qu'ils soient parfaits autant qu'il se peut faire pour être suivis, ou qu'ils ne sortent en public, s'ils sont imparfaits et vicieux. Si on me dit, qu'il ne faut pas pour cela que le Prince laisse à se montrer, juger son peuple, communiquer avec ses sujets, qui sauront bien choisir et imiter ses vertus, mépriser et fuir ses vices, je dis qu'il est plus aisé de suivre et contrefaire les vices que la vertu, et d'autant plus aisé, que notre naturel est plus enclin aux vices qu’aux vertus, et qu'il n'y a qu'un chemin droit qui nous guide à la vertu, et cent mille qui sont torts, et nous conduisent aux vices. On sait assez qu'Alexandre le Grand était accompli de vertus grandes et héroïques, si est-ce qu'il souilla bien fort la beauté de ses exploits par une coutume qu'il avait d'ivrogner, jusqu’à tenir le prix, et mettre six cents écus pour celui qui boirait le mieux, voyant crever devant ses yeux celui qui avait gagné le prix, et quarante de ses compagnons. Mithridate, Roi d'Amasie, imitant Alexandre le Grand le surpassa : car ayant mis le prix à qui plus boirait et mangerait, il gagna l'un et l'autre, comme dit Plutarque, lequel raconte aussi, qu'à la venue de Platon en Sicile, Denys le jeune commença à le goûter et s'amouracher de la beauté des Muses, quittant peu à peu les ivrogneries, momeries et paillardises, et tout soudain sa cour fut changée, comme inspirée du ciel ; et quand Platon fut débarqué de Sicile, tout aussitôt le Prince retourna à ses façons de faire et, au même instant, les baladins, ménétriers, maquereaux, et autre telle vermine de cour qu'on avait chassés, furent rappelés. Tant le Prince vicieux a de puissance pour changer et retourner à son plaisir les cœurs de ses sujets : mais toujours plutôt aux vices et choses ineptes, que non pas aux vertus.

[p. 383] Pourquoi les Français sont tondus. J'en mettrai encore un exemple du Roi François, lequel se fit tondre, pour guérir d'une plaie qu'il avait reçue en la tête : soudain le courtisan, et puis tout le peuple fut tondu, tellement que, dès lors en avant, on se moqua des longs cheveux, qui était l'ancienne marque de beauté et de noblesse ; car même il fut défendu aux roturiers de porter les cheveux longs, coutume qui dura jusqu'au temps de Pierre Lombard, Évêque de Paris, qui fit lever les défenses par la puissance que, alors, avaient les Évêques sur les Rois. Vrai est que les flatteurs des Princes aident beaucoup à conformer les mœurs et façons du peuple à celles du Prince, parce qu'ils se contreferaient, plutôt qu'ils n'imitassent le vice naturel du Prince, et tant loin qu'ils le voient rire, ils se prennent à rire sans savoir pourquoi ;

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comme nous lisons aussi d'Alexandre le Grand, et d'Alphonse, Roi d'Aragon, ayant tous deux, le col tors, celui-ci par nature, l'autre par coutume : les flatteurs tournaient le col de travers pour contrefaire ce vice, comme écrit le Courtisan, et Plutarque en la vie de Pyrrhus. Puis donc que le naturel des hommes est si enclin à suivre les vices du Prince, ne serait-ce pas perdre un peuple, et ruiner un état, de vouloir mettre en vue des sujets un Prince mal nourri, et un portrait de vices pour exemple ? Encore est-il plus dangereux, que pour un vice que le Prince aura, bien souvent ceux de sa suite en auront cent, et partout où ils passeraient, ils pourraient altérer, et gâter la bonté naturelle d'un peuple, comme les chenilles, après avoir brouté, laissent encore leur semence pour infecter les plantes. Mais posons le cas que le Prince ne soit point vicieux (chose qu'on répute à grande vertu, combien qu'entre la vertu et le vice le chemin soit fort large et spacieux) si est-il malaisé, et presque impossible, qu'il ne lui échappe quelque trait qui sera bien remarqué ; et s'il est [p. 384] inepte ou ridicule devant son peuple, combien perd-il de la réputation qu'on doit avoir de lui ? Toutefois, donnons qu'il ne soit point inepte, ni ridicule, ni vicieux ; posons qu'il soit vertueux, et bien nourri, si est-ce que la communication ordinaire, et familiarité par trop grande des sujets engendre un certain mépris du souverain : et du mépris vient la désobéissance envers lui et ses mandements, [ce] qui est la ruine de l'état. Et, au contraire, si le Prince se montre ordinairement à ses sujets tenant sa grandeur, avec un port terrible, il sera peut-être plus redouté, mais il y a danger qu'il soit moins aimé ; or l'amour des sujets envers le souverain, est bien plus nécessaire à la conservation d'un état, que la crainte, et d'autant plus nécessaire, que l'amour ne peut être sans crainte d'offenser celui qu'on aime, mais la crainte peut bien être, et le plus souvent, sans amour. Et [il] semble que ce grand Dieu, souverain, Prince du monde, a montré aux Princes humains, qui sont ses vraies images, comment il se faut communiquer aux sujets, car il ne se communique aux hommes que par 1 visions et songes, et seulement à bien petit nombre des élus, et plus parfaits. Et quand il publia de sa voix le décalogue, faisant voir son feu jusqu'au ciel, et de ses foudres et tonnerres les montagnes, avec un son si effroyable de trompettes, que le peuple pria, se tapissant sur sa face, que Dieu ne parlât plus à eux, autrement qu'ils mourraient tous ; encore est-il dit, qu'ils n'ouïrent que sa voix, afin qu'ils eussent à jamais crainte de l'offenser ; et néanmoins pour inciter les hommes à l'aimer ardemment, il les comble assidûment de ses grandes faveurs, largesses et bontés infinies. Si donc le sage Prince doit au maniement de ses sujets imiter la sagesse de Dieu au gouvernement de ce monde, il faut qu'il se mette peu souvent en vue des sujets, et [p. 385] avec une majesté convenable à sa grandeur et puissance, et, néanmoins, qu'il fasse choix des hommes dignes, qui ne peuvent être qu'en petit nombre, pour déclarer sa volonté au surplus, et incessamment combler ses sujets de ses grâces et faveurs. Le livre du Monde dédié à Alexandre le Grand (attribué sans occasion à Aristote, ne tenant rien de son style) fait cette comparaison du Prince souverain à Dieu : disant que le grand Roi de Perse était en un château superbe et magnifique, environné de trois hautes murailles, ne se communiquant sinon à bien petit nombre de ses amis ; et néanmoins qu'il avait nouvelles en un jour de tout son Empire, depuis le détroit d'Hellespont jusqu'à l'Inde

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Orientale, par feux et sentinelles assises ès hautes guettes. Aussi jamais il n'y a eu princes sous le ciel plus adorés, plus révérés, plus aimés des sujets que ceux-là, et qui plus longuement aient conservé leur puissance. C'est aussi pourquoi les Princes qui sont esclaves de leurs plaisirs et voluptés, doivent se retirer de la vue du peuple, comme faisait Tibère l'Empereur, lequel fut plusieurs années caché en une Île, car, en ce faisant, l'exemple ne gâte point les mœurs des sujets, et ne peut causer le mépris du Prince, lequel se doit préparer quand il viendra en public, et alors accompagner sa majesté d'une certaine douceur, et non seulement parler peu, [mais] aussi que ses propos soient graves et sentencieux et d'un autre style que le vulgaire ; ou, s'il n'a pas la grâce de parler, il vaut mieux qu'il se taise, car si le proverbe du sage Hébreu est véritable, que le fol même en se taisant a réputation d'être sage, combien doit être le Prince accort et avisé quand il ouvre la bouche pour parler en public ? vu que ses paroles, ses mines, son regard, sont estimés bien souvent lois, oracles, arrêts ? C'est pourquoi l'Empereur Tibère amena une coutume de parler au Prince par écrit, et répondre par écrit, pour quelque [p. 386] chose que ce fût. Moris erat eo tempore principem etiam praesentem non nisi scripto adire : afin qu'il ne lui échappât rien qui ne fût bien pensé. Et [il] n'est possible qu'en parlant beaucoup, et se communiquant par trop, il ne fasse plusieurs fautes qui le feront mépriser, ou moins estimer ; et [il] ne faut jamais, comme disait un ancien Grec, que le Prince parle devant le peuple autrement qu'il ferait en la tragédie. Mais dira quelqu'un, n'est-ce pas le vrai état d'un Prince de faire justice à son peuple, ouïr les plaintes des sujets, voir les requêtes des siens, et entendre de la bouche d'un chacun leurs justes doléances, qui sont ordinairement supprimées, ou déguisées par autrui ? Pourquoi se cachera-t-il de son peuple ? [610-618]

Il ne faut pas dépouiller les Magistrats de leur puissance, pour l'attribuer au Prince. Il n'y a chose qui plus ait ruiné de Républiques, que dépouiller le Sénat, et les Magistrats de leur puissance ordinaire, et légitime, pour attribuer tout à ceux qui ont la souveraineté. Car d'autant que la puissance souveraine est moindre (réservé les vraies marques de la majesté) d'autant elle est plus assurée, comme dit Théopompe, Roi de Lacédémone, ayant accru la puissance du Sénat, et fait ériger cinq Éphores en titre d'office, comme Tribuns populaires, sa femme lui reprocha qu'il avait beaucoup diminué sa puissance : aussi, dit-il, je l'ai bien plus assurée pour l'avenir, car il est bien difficile qu'un bâtiment élevé trop haut ne ruine bientôt.

En l'état populaire et Aristocratique, il n'est pas expédient que le peuple, ni les Seigneurs s'empêchent des affaires. Et peut-être c'est l'un des points principaux qui a conservé l'état de Venise, vu qu'il n'y a, et n'y eut [quelconques] Républiques, où ceux qui ont la souveraineté s'empêchent moins de ce qui appartient au conseil, et aux Magistrats. Le grand conseil [p. 387] ne s'entremêle quasi d'autre chose qu'à faire les Magistrats, et les ordonnances générales, et donner les grâces : qui sont les principales marques de la majesté souveraine ; le surplus des affaires d'état se dépêche par le Sénat, et par le conseil des dix et des sept, et la juridiction par les autres Magistrats. Si cela est louable, et bien ordonné ès états Aristocratiques, à plus forte raison doit-il avoir lieu ès états populaires, d'autant que plus [il] y a de têtes, moins [il] y a de conseil, et moins de résolution. Et [je] ne puis être de l'opinion de

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Xénophon, lequel, parlant des Athéniens dit que les lois les plus populaires maintiennent la Démocratie, quand, dit-il, le peuple prend connaissance de toutes choses, et que le tout passe au sort, et au poids ; ce qui fut fait en Athènes, après qu'on eut ôté au Sénat des Aréopagites la connaissance et maniement des affaires pour la renvoyer au peuple ; aussi, la République tantôt après fut ruinée. Mais en Suisse, où les états populaires ont [déjà] fleuri deux cent soixante ans, et continuent de bien en mieux, le peuple ne s'entremêle quasi d'autre chose que de pourvoir aux offices. Aussi lisons-nous que l'état populaire des Romains n'a jamais été plus beau, qu'alors que le peuple ne s'empêchait que des principaux points de la majesté ; [chose] qui a été depuis la première guerre Punique jusqu'à ce que le Royaume de Macédoine fut mis sous la puissance des Romains. Mais depuis que le Tribun Caïus Gracchus eut retranché la puissance du Sénat et des Magistrats, pour donner au peuple la connaissance de toutes choses, il n'y eut que séditions, meurtres, et guerres civiles ; et enfin cette licence débordée de populace fut suivie d'une extrême servitude. Le même inconvénient advint aux Mégariens, lesquels tombèrent d'état populaire en une forte tyrannie, comme dit Platon, pour la licence effrénée, et connaissance de toutes choses qu'entre-[p. 388] prenait le peuple sur l'autorité, juridiction, et puissance du Sénat et des Magistrats. Mais l'état ne peut faillir à prospérer, quand le souverain retient les points qui concernent sa majesté, le Sénat garde son autorité, les Magistrats exercent leur puissance, et que la justice a son cours ordinaire ; autrement, si ceux-là qui ont la souveraineté veulent entreprendre sur la charge du Sénat et des Magistrats, ils sont en danger de perdre la leur. Et ceux-là s'abusent bien fort, qui pensent rehausser la puissance du souverain quand ils lui montrent ses griffes, et qu'ils lui font entendre que son vouloir, sa mine, son regard, doit être comme un édit, un arrêt, une loi : afin qu'il n'y ait personne des sujets qui entreprenne aucune connaissance qui ne soit par lui renversée, ou changée : comme faisait le tyran Caligula, qui ne voulait pas même que les Jurisconsultes donnassent leur avis, quand il dit, Faciam ut nihil respondeant, nisi eccum, c'est-à-dire, celui-là est seul à qui il appartient de donner avis, parlant de soi-même. Or tout cela engendre une arrogance, et tyrannie insupportable en un Prince. Ce point-là vidé, disons encore si le Prince doit être partisan ès factions civiles. [632-634]

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