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L'anarchie

Ce qu'il y a de pire dans l'anarchie, ce n'est pas tant l'absence du gouvernement détruit que la naissance des gouvernements nouveaux et d'espèce inférieure. En tout État qui s'est dissous, il se forme des bandes conquérantes et souveraines : tel fut le cas en Gaule après la chute de l'empire romain et sous les derniers descendants de Charlemagne ; tel est le cas aujourd'hui en Roumélie et au Mexique. Aventuriers, malfaiteurs, gens tarés ou déclassés, hommes perdus de dettes et d'honneur, vagabonds, déserteurs et soudards, tous les ennemis-nés du travail, de la subordination et de la loi se liguent pour franchir ensemble les barrières vermoulues qui retiennent encore la foule moutonnière, et, comme ils n'ont pas de scrupules, ils tuent à tout propos. Sur ce fondement s'établit leur autorité : à leur tour, ils règnent, chacun dans son canton, et leur gouvernement, aussi brut que leur nature, se compose de vols et de meurtres ; on ne peut attendre autre chose de barbares et de brigands.

Mais jamais ils ne sont si dangereux que dans un grand État récemment dissous, où une révolution brusque leur a mis en main le pouvoir central ; car alors ils se croient les héritiers légitimes du gouvernement déchu, et, à ce titre, ils entreprennent de conduire la chose publique. Or, en temps d'anarchie, la volonté ne vient pas d'en haut, mais d'en bas, et les chefs, pour rester chefs, sont tenus de suivre l'aveugle impulsion de leur troupe. C'est pourquoi le personnage important et dominant, celui dont la pensée prévaut, le vrai successeur de Richelieu et de Louis XIV, est ici le Jacobin subalterne, le pilier de club, le faiseur de motions, l'émeutier de la rue... ou, plus bas encore, le premier venu de leurs hommes, le tape-dur marseillais, la canonnier du faubourg, le fort de la halle qui a bu et, entre deux hoquets, élabore ses conceptions politiques. ‒ Pour toute information, il a des rumeurs de carrefour qui lui montrent un traître dans chaque maison, et, pour tout acquis, des phrases de club qui l'appellent à mener la grande machine. Une machine si vaste et si compliquée, un tel ensemble de services enchevêtrés les uns dans les autres et ramifiés en offices innombrables, tant d'appareils si spéciaux, si délicats et qu'il faut incessamment adapter aux circonstances changeantes, diplomatie, finances, justice, armée, administration, tout cela déborde au delà de sa compréhension si courte : on ne fait pas tenir un muids dans une bouteille. Dans sa cervelle étroite, faussée et bouleversée par l'entassement des notions disproportionnées qu'on y verse, il ne se dépose qu'une idée simple, appropriée à la grossièreté de ses aptitudes et de ses instincts, je veux dire l'envie de tuer ses ennemis, qui sont aussi les ennemis de l'Etat, quels qu'ils soient, déclarés, dissimulés, présents, futurs, probables ou même possibles. Il porte sa brutalité et son effarement dans la politique, et voilà pourquoi son usurpation est si malfaisante. Simple brigand, il n'eût tué que pour voler, ce qui eût limité ses meurtres. Représentant de l'Etat, il entreprend le massacre en grand, et il a des moyens de l'accomplir. ‒ Car il n'a pas encore eu le temps de détraquer le vieil outillage administratif; du moins les rouages subalternes, gendarmes, geôliers, employés, scribes et comptables, sont toujours à leur place et sous la main. De la part des gens qu'on arrêtera, point de résistance ; accoutumés à la protection des lois et à la douceur des mœurs, ils n'ont jamais compté sur leurs bras pour se défendre, et n'imaginent pas qu'on veuille tuer si sommairement. Quant à la foule, dépouillée de toute initiative par la centralisation ancienne, elle est inerte, passive, et laissera faire. ‒ C'est pourquoi, pendant plusieurs longues journées successives, sans hâte ni encombre, avec des écritures correctes et des comptes en règle, on pourra procéder au massacre comme à une opération de voirie, aussi impunément et aussi méthodiquement qu'à l'enlèvement des boues ou à l'abatage des chiens errants (Les origines de la France contemporaine, t. VI, p.3-7).